Les oufs de la Jungle

LA JUNGLE EN FOLIE
de Christian Godard et Mic Delinx

Ce ne serait lui faire injure de dire que Christian Godard ait lorgné sur le petit monde de Pogo de Walt Kelly pour pondre son propre univers animalier. Le cadre ne serait pas un marécage mais une forêt, renommée jungle pour des besoins d'exotisme, et y placer des animaux pas de chez nous. Le premier d'entre eux, un tigre, roi de jungle donc, mais point commun. Celui-ci croque des pommes pour se sustenter. Un tigre végétarien, cela commence bien. Et ce n'en est pas finit des bizarreries. Son meilleur ami est rhinocéros de son état, à la corne usée et aux décorations sur le T-shirt, Gros Rino de son patronyme, supportant un petit oiseau noir sur son crane.

La première planche publiée dans PIF GADGET

Dans cette pitoresque zone arborée on y rencontre aussi un crocodile artiste, Auguste, le toubib Potame, spécialiste en tout et qualifié en rien, un serpent à sornettes Mortimer, un hérisson ramoneur Kolégram, le bizness-wolf Lentourloup, aux yeux masqué... d'un loup, Paulo, l'érudit marabout, etc. Des animaux plus ou moins à leur place, anthropomorphes pour la plupart, vêtus ou non, habitants d'une jungle à l'image de notre société de folie.
L'intention de Godard, à l'égal d'un La Fontaine, est d'attribuer à ses personnages les travers humains et de les mettre en situation gaguesque afin de mieux les souligner. D'esprit satirique, parfois morbide, l'humour de Godard agit comme une claque. On ne s'y attend pas. Et le scénariste d'aligner les jeux de mots, à l'instar d'un Goscinny, tout en apportant une saveur absurde réjouissante.

Un clin d’œil fort bienvenu (dans PIF GADGET n° 182)

C'est en prévision du futur PIF GADGET que Christian Godard s'associe à Mic Delinx pour proposer cette bande, de suite acceptée par la rédaction. La première planche paraît dans le n° 34 du 13 octobre 1969. Les personnages ne sont encore graphiquement aboutis, mais le ton est donné. D'ailleurs Joé le tigre se déplace plusieurs fois à quatre pattes (avant d'adopter définitivement la station bipède, plus facile pour cueillir des pommes). Comparativement aux bandes qu'il livrait à l'époque, "Buck Gallo" et "Pan et la Syrinx" dans PILOTE, Delinx muscle son dessin, le rend plus nerveux, et finit par s'accorder au ton de Godard. Le duo fonctionne, la bande plaît aux plus jeunes, ainsi qu'aux plus âgés qui perçoivent le second degré. Elle va accompagner le succès de PIF GADGET période rouge, s'illustrant en couverture et présentant le gadget bien des fois.

Deux pages parues dans PIF GADGET n° 100, qui accompagnent le gadget de la semaine : le gramophone, qui, une fois assemblé, émet les voix des personnages ! C'est fou, non ?

La Jungle en Folie est publiée tout d'abord sous forme de gags en une planche. Au bout d'une année Godard présente une première histoire courte, "La conquête de l'espace" (n° 90, novembre 1970), sept planches de folie douce. Bien d'autres récits courts suivront. Malgré la reconnaissance du lectorat, La Jungle en Folie ne survivra pas au changement de direction de PIF GADGET en 1973, et un dernier gag paraît en janvier 1974, dans le n° 257.
Les éditions Rossel entreprennent de rassembler la série en albums en 1973. Sept volumes se suivent jusqu'en 1976, puis Dargaud prend le relais à partir de 1979, la série se poursuit en albums. Entretemps des reprises paraissent dans les PIF des années 77/78, puis un inédit en 1981, l'histoire à suivre "Mambo Zizi Panda". En 1987/88 quelques gags parsèment PILOTE, et un dernier album est publié par Dargaud en 1988, "La guerre du golf", ultime clin d’œil sarcastique, au titre prémonitoire même.

Rossel édite également en 1974 quatre petits livres illustrés au format carré, dont l'un où l'on apprend comment Gros Rino connut son oiseau fétiche. Désespéré de n'avoir comme les autres rhinocéros un pic-bœuf attaché à sa personne, le rhino pleure à chaudes larmes, et fort bruyamment. Heureusement Paulo le marabout dégote un œuf, d'où éclot un oisillon. Comble du bonheur, il s'agit d'un pic-bœuf et non d'un crocodile comme le craignait Auguste, et depuis l'oiseau niche sur le crâne du gros balourd. Mignon comme tout.

PIF GADGET n° 90

A noter de petits personnages qui ponctuent les planches de la série d'un bon mot. Au début ce sont deux insectes qui jouent ce rôle, bientôt remplacés par les deux pies. Rappelons que dans le même journal paraît un certain Gai Luron, créé par Gotlib, mais dans PIF GADGET réalisé par Henri Dufranne (qui fut aussi assistant de Godard), où sévit une souris en bas de cases. Serait-ce par imitation, ou une inspiration commune, qui pousse Godard a introduire ces bestioles ?

La saga de la Jungle n'est toutefois pas terminée. Lorsque Patrick Apel-Muller relance en 2004 une nouvelle formule de PIF GADGET, Godard reprend la série désormais seul, Mic Delinx étant décédé en décembre 2002. Onze récits très courts paraissent alors dans le magazine devenu mensuel, jusqu'au n° 53 en novembre 2008, dernier de cette version. En verve, Godard réalise dans le même temps un album complet, "Il était une fois le Tuyéti", édité par Soleil Productions en mai 2005.

 Dans cette ultime histoire, les junglenfoliens ont affaire au mythique Tuyéti, qui produit de l'énergie pure rien qu'en absorbant des piments pili-pili. De sinistres personnages sont attirés par le phénomène, pour l'exploiter, un autre, l'écolo Gégé Boveau, y perçoit l'énergie du futur, propre et renouvelable. Joé est concerné au premier chef, car la légende du Tuyéti est liée à son grand-père. Loufoque et nourrie d'actualité, cette dernière aventure ne verra pas de suite. Ici se closent les folies d'une jungle pas comme les autres.

*****

 LA FORÊT DE CHÊNEBEAU
de Goscinny et Mic Delinx

On a parlé plus haut  des séries que Mic Delinx produisait au moment de la création de La Jungle En Folie en 1968. Il en est une autre, publiée dans PILOTE également, qu'il réalisa avec René Goscinny au scénario, intitulée "La forêt de Chênebeau". Il est fort certain que c'est à la vue de cette bande que Godard démarcha Delinx pour dessiner sa propre jungle.

La première planche du dernier récit, "L'enquête de l'inspecteur Bourru" (PILOTE 456) :

Cette charmante BD qui met en scène des animaux et un lutin est parue sous forme de quatre récits de quatre planches en 1966 (n° 333, 335, 338, 343). Un ultime épisode se trouve dans le n° 456 en 1968.

La forêt de Chênebeau abrite une multitude d'animaux, des plus petits aux plus gros, hôtes d'un lieu préservé de la présence humaine, hormis de rares promeneurs. L'harmonie règne donc entre ces espèces bien de chez nous. Et pour y veiller, un lutin, Feufollet. C'est lui qui assure les couleurs de la flore en fonction des saisons. Mais parfois des incidents surviennent, il convient alors d'y remédier.
Passée inaperçue, "La forêt de Chênebeau" recèle pourtant de qualités, d'abord au niveau des textes du Maître René, qui s'amuse comme un petit fou dans cette bande bon-enfant, distillant quelques bons mots dont il a le secret. Ensuite au niveau du graphisme de Delinx, lorgnant sur celui d'Uderzo des premiers Astérix, apportant une touche tout en rondeur, qui sied à l'ambiance fantaisiste.
On ne peut que faire un lien entre cette mini-série et le projet avorté du Roman de Renart (voir ici), et imaginer comment Goscinny aurait abordé une bande animalière plus étoffée. Ce sont nous les frustrés.
Et qui pour rééditer ces petites merveilles ?

voir quelques épisodes sur le blog de m-bd ici