9 avril 2016

L'anthropomorphisme féroce de James Gillray

La liberté d'expression garde en son sein l'art de la caricature. On tolère la caricature à partir du moment où l'on permet à chacun d'user de sa libre opinion.

Le n° 410 du magazine L'HISTOIRE, daté d'avril 2015, traite en son dossier de la liberté de la presse. Avril 2015, trois mois après le massacre de Charlie Hebdo par des imbéciles fous de dieu.
Un article retient notre attention, "Quand Charly s'écrivait à l'anglaise", écrit par Pierre Serna. Prof à Paris-I et directeur de l'IHRF, ce spécialiste de la Révolution française s'intéresse de près au sort des animaux pendant cette trouble et violente période. Il livra notamment "Des animaux en révolution" publié sur le site des Annales Historiques de la Révolution Française (ici), et on attend un ouvrage plus conséquent pour cette année (prévu chez Fayard).
L'article en question nous apprend que les anglais, en cette fin de XVIIIème siècle sont bien en avance sur les français concernant la liberté de la presse. Le Licensing Act qui met fin à la censure date d'un siècle déjà, et la propriété intellectuelle est protégée par le Copyright Act de 1709.
Lorsque survient la Révolution de l'autre coté du Channel, la gentry attaque à boulet rouge les tombeurs de roi, s'en prenant aux "singes jacobins", aux "grenouilles conventionnelles" et aux "hommes tigres" sans-culottes. On rabaisse les révolutionnaires en les comparant à des animaux, relevant ainsi la stupidité ou la sauvagerie. Parmi les plus virulents caricaturistes de l'époque, Rowlandson, Cruikshank et le dénommé Gillray.

Ce dernier nous intéresse car il va user, au long de sa carrière, de l'image anthropomorphique. De son trait féroce et sans concession il sera à la pointe de la francophobie ambiante. Une estampe célèbre parue en 1799 sous titrée "The State of the War or The Monkey Race in danger" témoigne de l'art de Gillray. On y voit une armée de singes française mise en pièces par l'Aigle Russe, l'ours helvétique et le lion britannique. L'ogre Ottoman n'est pas en reste. La voici reproduite :

L'HISTOIRE n°410, pg 48/49

Serna nous livre une partie de sa pensée concernant les dessinateurs pré-cités, ainsi retranscrite :
"Pourquoi cette puissance décapante dans leurs caricatures ? [...] Sûrement parce que ces discours imagés ont des valeurs performatives : ils ont la capacité à changer le réel, et à imposer la perception de l'autre en une vérité qui l'essentialise de façon durable. Mais les caricaturistes ne disent pas seulement leur horreur des terroristes français et des massacreurs de septembre 1792. Ils expriment les angoisses de l'Angleterre ; celles des découvertes des sciences naturelles à travers les travaux du grand-père de Darwin, Erasmus, travaillant dèjà sur l'histoire des espèces. L'idée que l'homme n'est que le premier des singes, alors que les pasteurs protestants ont décidé de relancer une dynamique de piété, provoque une grande angoisse, ici retournée contre l'ennemi du moment : la République française et ses valeurs, présentées comme une farce simiesque, burlesque et violente."

James Gillray ne réserva pas cet anthropomorphisme satirique aux frenchies, mais le servit avec insistance à ses compatriotes, dénonçant sans relâche les dirigeants qui n'avaient l'heur de lui plaire. Voici une petite galerie, récoltée par devers le web.





Les œuvres de Gillray (1757-1815) sont innombrables, et largement présentes sur le net. On ne l'oublie pas, car en ce début 2016 il fit l'objet d'une journée d'étude à la Galerie Colbert à Paris, à l'occasion du bicentenaire de sa mort (largement célébrée outre-manche).
Notons toutefois que le personnage, outre son talent, démontra un caractère réactionnaire à toute épreuve.