Inspecteur Archie ou LeBrock "The Enfoncer"

Avec lui, ça déménage ! On est dans un univers uchronique, ambiance steampunk à donf, les personnages sont des animaux anthropomorphes traités dans un style réaliste, les histoires sont composées d'intrigues politico-criminelles et de romances, et ça défouraille sec !

 


L'inspecteur détective Archibald LeBrock est le personnage principal de cinq graphic novels réalisés par Bryan Talbot, édités sous le générique "Grandville" par Jonathan Cape à partir de 2009. Grandville, c'est en fait Paris.

 La bande est traduite en France par Délirium en 2023 et 2024. A noter que les titres originaux sont en français dans le texte : "Grandville Mon Amour" (t02), "Grandville Bête Noire" (t03), "Grandville Noël" (t04) et "Grandville Force Majeure" (t05).

L'éditeur anglais a sorti en 2021 une intégrale augmentée de notes issues du site web de l'auteur (à consulter ici), notes qui figurent en partie dans les versions françaises de Délirium.

 

LeBrock et Ratzi empruntent le viaduc qui relie la France à l'Angleterre

L'Empire Français est, depuis la défaite de l'Angleterre lors des guerres napoléoniennes, maître de l'Europe, et une fois la royale famille zigouillée, a pris possession des territoires d'outre-Manche pour en faire un état vassal. Toutefois, après une lutte armée menée par des activistes qualifiés d'anarchistes (à laquelle le jeune LeBrock a participé, en taguant des slogans), la Grande-Bretagne a obtenu son indépendance sous la forme d'une république socialiste. En bref, la France est dirigée par un monarque, et l'Angleterre par un gouvernement élu. L'auteur de la BD, le britannique Bryan Talbot, aime à se jouer des réalités.

D'ailleurs c'est par fantaisie et par un désir de renouer avec ses lectures d'enfance que Talbot, vétéran du comics (il a commencé dans les années 70), a entrepris cette bande avec des personnages à têtes d'animaux. Il raconte comment l'idée lui est venu quand il consulta un ouvrage de l'illustrateur et caricaturiste français J.J. Grandville (1803-1847), célèbre en son temps, notamment pour avoir donner à ses personnages des apparences animalières. Talbot imagine alors Grandville comme nouveau nom de Paris, capitale d'un monde qui n'a pas existé, et choisit de peupler son univers d'animaux anthropomorphes.

Illustration de JJ Grandville, in "Les Métamorphoses du jour" (1854)

 Il a construit un univers cohérent, entre Angleterre victorienne et Paris de la Belle Époque, pensant aux moindres détails, comme le motif des pages de garde qui allie steampunk et Art Nouveau. Il emprunte à divers auteurs classiques, en commençant par Arthur Conan Doyle, Jules Verne, Quentin Tarantino, Alfred Hitchcock il cite Albert Robida pour le t01, puise dans les albums de "Rupert the bear" héros de son enfance et autres classiques comme "The wind in the willows".

Un char inspiré de ceux imaginés par Albert Robida dans "La guerre au XXe siècle" (1887)

Les personnages sont donc des animaux de morphologie humaine, entièrement vêtus, pourvus de quatre doigts. Les femmes présentent un corps totalement féminin, et arborent des chevelures. Talbot tape dans toutes les races du règne animal, mammifères, oiseaux, reptiles, poissons et crustacés etc. Et peu importe la vraisemblance avec leur habitat naturel, il n'y a pas de règle, si ce n'est celle-ci : dans une note de fin d'albums (t03),  il précise qu'un des avantages de personnages animaliers, c'est de pouvoir "indiquer le caractère par le choix de l'animal". Et pour les protagonistes principaux, c'est ainsi.

A commencer par Archibald LeBrock qui est un blaireau, bien costaud pour sa race. Il est adepte de culture physique, d'où les haltères qu'il trimballe dans ses bagages, sans délaisser la culture générale. En vieil anglais, blaireau se dit brock, alors que le nom usuel est badger. Talbot voulait un animal qui soit tenace voire féroce quand il suit une piste, qui fasse preuve de talents de déduction, qui soit issu du peuple de la terre et présente un coté pragmatique. Des caractéristiques que lui semblait présenter l'animal réel, ou qu'il percevait à travers différents personnages de contes pour enfants, tels Monsieur Blaireau dans "Le vent dans les saules", un Bill Badger ami de Rupert l'ourson, ou un autre Bill Badger héros de trois livres des années 60 (dont l'auteur Denys Watkins-Pitchford signait B.B.), ou encore dans les histoires de "Billy Brock's schooldays" publiées dans l'hebdomadaire pour enfants PLAYHOUR.

Derrière ses apparences de dur à cuire, Archie cache des souffrances du passé. Sa femme Florence a été assassinée par les frères Cray, ses enfants vivent éloignés et cachés dans sa famille à 500 km de Londres. Et puis la mort de Sarah sa nouvelle compagne dans le t01, qui l'a atteint au point de tout laisser tomber (début du t02). 

C'est ce qui fait que quand il est flic, c'est un enfoncer dans le genre de l'inspecteur Harry (d'où l'intitulé de cette page), et aucune de ses proies, disons plutôt de ses cibles, ne doit lui échapper. Il n'hésite pas à faire feu et tuer, parfois au mépris de la loi. Et les calibres qu'il utilise valent bien le 44 Magnum de Clint Eastwood...

Les gros-bonnets comploteurs du tome 1

 La scène de torture de l'Archevêque de Paris dans le premier opus, cinq pages terrifiantes, prouve que LeBrock n'a aucune limite quand il s'agit d'obtenir ce qu'il cherche. Outre ce dignitaire de l'Eglise, il a à son tableau de chasse un empereur, un premier ministre, la marchande de canons Mme Krupp, un ministre, le chef de la Police française et un tas de ses agents. Et de l'autre coté de la Manche il est responsable de la mort du Prime Minister Drummond, et de son chef hiérarchique le brigadier Bélier. Et ce bilan ne concerne que les deux premiers albums.

Comment Archie en finit avec son chef le Brigadier Bélier (t02)

Mais LeBrock n'agit pas seul, et à plusieurs reprises il doit la vie à son collègue Ratzi. Roderick Ratzi, détective de Scotland Yard, père de famille nombreuse (normal en tant que rat), élégamment vêtu, et qui, malgré son canotier et son monocle très vieille France, est un gentleman au comportement so british. Bien plus fluet que son acolyte, ce flegmatique personnage, qu'on devine cultivé et éduqué aux bonnes mœurs de la gentry, se charge du coté paperasse des enquêtes, mais il ne rechigne pas à donner de sa personne quand il s'agit de passer à l'action. 

Ratzi est en quelque sorte l'exact opposé de LeBrock physiquement et culturellement, mais les deux se complètent parfaitement pour mener des investigations.


Le diner chez l'inspecteur principal Rocher à Grandville montre bien la différence d'éducation entre le raffiné Ratzi et le rustre LeBrock. Ce passage plein d'humour, sis en pages 44 et 45 du tome 03, est digne d'une pièce de théâtre de boulevard, dont le titre serait "Le gaspacho ou un plouc chez les bourgeois". On y voit un LeBrock étonné d'avaler une soupe froide, la cracher, avant de la consommer en y trempant une demi baguette. Ceci sous le regard amusé de Madame Rocher, qui ne manquera pas de draguer et provoquer ensuite le blaireau, sans fioritures...

Les détectives LeBrock et Ratzi forment donc un tandem ultra efficace. Ils ont mis au point plusieurs tactiques d'action, dont la principale est celle où le blaireau fonce dans le tas sans détour tandis que la souris se faufile par un chemin détourné et appréhende le malfrat par surprise, le menaçant de sa canne-fusil. Et oui, car comme tout agent spécial, nos héros sont dotés d'armes et d'équipement spéciaux. Ils portent en permanence une cotte de mailles qui les protège des projectiles, et sont pourvus par le professeur Quimby Quayle (quail = caille) de gadgets à la James Bond, comme la pipe-bombe. Cet objet donne lieu à deux scènes très drôles (lors de la remise de la pipe, et lorsque celle-ci finira par exploser), et à un hommage à Magritte que Bryan Talbot, en fin connaisseur des arts, n'a pas manqué. D'ailleurs les références à la culture pop et aux arts sont légion, et le fait qu'elle soient référencées en fin d'albums ajoute à leur intérêt.

Quayl le doc et sa pipe

Les intrigues développées par Talbot sont magnifiquement structurées, l'auteur maitrise son sujet. Il affirme qu'à la différence de ses nombreuses autres réalisations BD il a conçu ce projet rapidement et sans longue préparation, cadre, intrigues et personnages lui venant à l'esprit de manière fluide. Et, à la lecture, on perçoit la jubilation ou du moins la satisfaction qui ont du l'habiter lors de la mise en forme des histoires. On peut comprendre comment il a pris plaisir, en tant qu'amateur d'histoires de crimes, à élaborer ses propres projections, tout en les truffant de détails culturels qui sont autant de cadeaux pour le lecteur attentif. 

 

LE BESTIAIRE


Il est précisé plus haut la variété des sujets animaux qui apparaissent dans Grandville. On peut s'amuser d'ailleurs à reconnaitre chacun d'entre eux, car le bestiaire est vaste. L'auteur s'emploie à les représenter physiquement très proches de la réalité, même s'il s'agit de têtes animales fixées sur des corps humains. En cela il est très fidèle à ce que dessinait JJ Grandville. Cela n'empêche pas qu'il existe des animaux animaux, tel le toutou que la dame promène dans la vignette ci-dessus, ou le chat Puska de la chatte prostituée. Ou le crapaud Bubulle du Baron Crapaud (encore une référence au "Vent dans les saules), un NAC qui finit éclaté, le pauvre (comme son maître). Ou des rats dans la rue, des oiseaux dans le ciel... 

Une race s'avère toutefois particulière, les humains. Est-ce une manière pour Bryan Talbot de nous rappeler que l'homo sapiens appartient au règne animal ? 

Ici il sont surnommés les pâtes à pain, et LeBroc les définit comme des chimpanzés glabres sortis d'Angoulème. Cela se tient car les premiers à intervenir dans le t01 sont des héros de BD franco-belge. Après Bécassine et Spirou, apparaissent Gaston et Lucien, Philip Mortimer, Tif et Tondu etc. Cette race n'est présente qu'en France, ce sont des sous-citoyens, qui ne manquent pas de revendiquer des droits égaux en manifestant dans la rue. Un autre clin d’œil du British aux froggies ?

Tintin n'y est pas, mais on croise dans les pages du premier opus un certain Snowy Milou

La manif des Pâtes à pain

Voici quelques vignettes qui témoignent de la diversité de la faune :

Dans la rue

La canaille

Les loges des Folies Bergères

En taule, avec un Donald Duck des premiers temps

L'Escadron de la Mort

LeBrok et les Belles

Comme il est dit plus haut notre héros blaireau a perdu sa chère épouse Florence, un meurtre dont il porte la responsabilité. Il a dû éloigner sa fille et son fils jumeaux auprès de sa mère et sa famille, là-bas dans le comté de Cumberland. Deux frères criminels, les Cray, se sont venger ainsi de lui.

Sarah

Mais son cœur palpite toujours, et notre flic de choc tombe sous le charme de Sarah, LA Divine Sarah Blaireau, star du music-hall. Il la délivre tout d'abord des pattes de trois agent de la police d'état qui était prêts à la liquider, et se considère comme son protecteur (t01). Mais il ne saura la sauver de sa cruelle fin, exécutée par un membre de l'Escadron de la Mort. LeBrock ne s'en remettra pas, et il sombrera dans le désespoir le plus sombre. Bon entre-temps il aura tout simplement mis fin au complot mené par les Chevaliers du Lion, et décapité l'état français.

Il faudra tout le dévouement du fidèle Roderick pour le remettre sur pied, et l'entrainer dans une nouvelle affaire où, de retour à Grandville, l'attend une nouvelle fois l'amour.

Billie

Toutefois ces deux douloureuses expériences ont marqué profondément Archibald. Alors qu'il est sur la piste de l'Enragé, un redoutable tueur et un ennemi personnel, il rencontre une autre blaireau, Billie, prostituée de luxe, qui elle aussi se trouvera menacée pour sa proximité avec l'inspecteur. Malgré les sentiments qui l'habitent, il doit les contenir, et avant de s'abandonner à la belle, la prévenir et lui tout lui raconter. Mais Billie est aussi une femme brisée, dont les épreuves, depuis son enfance dans la rue et la perte de ses parents dans un attentat, en ont fait une redoutable combattante de la vie. Et elle le démontrera lors de la guerre contre les robots du Baron Crapaud (t03).

La relation qui se noue entre Archie et Billie au fil des planches est subtilement racontée par l'auteur, notamment par le fait que les deux cachent leur sentiments, avant de s'entendre sur leur futur commun. On est pas dans la romance car la réalité est dure, même si leur histoire is so romantic...


 

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